Kétamine : une nouvelle approche pour le traitement de la dépression
À l’heure actuelle les antidépresseurs utilisés ne sont censés être efficaces qu’au bout de plusieurs semaines. Ceci pose un problème sérieux : attendre 2 à 3 semaines lorsqu’on est dépressif, c’est long. Cette latence serait liée au mécanisme d’action des antidépresseurs : leur influence sur la sérotonine et la dopamine modifierait la régulation de certains récepteurs, un processus qui demande un peu de temps pour que l’effet antidépresseur se fasse sentir.
Un peu d’histoire
L’usage de la pharmacologie dans le cadre de la psychiatrie est relativement nouveau. Les deux classes de médicaments principaux (les antidépresseurs d’un côté, surtout utilisés dans la dépression, et les antipsychotiques de l’autre, surtout utilisés dans la schizophrénie) ont été découverts dans les années 1950, et tous deux par hasard.
La théorie monoaminergique de la dépression
Le premier antidépresseur, l’imipramine, a donné lieu à toutes sortes de recherches, et l’idée d’une cause purement biologique à la dépression a poussé les laboratoires à croire au modèle “monoaminergique”. Ce modèle théorique stipule que la dépression est provoquée par un manque de sérotonine, de dopamine, ou d’un autre neurotransmetteur, et que c’est la restauration de ces neurotransmetteurs qui fait disparaître la dépression.
Cette thèse a donné naissance à la famille des antidépresseurs ISRS (Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de la Sérotonine), moins efficaces que leurs ancêtres mais au profil d’effets secondaires plus favorable.
Le mécanisme des antidépresseurs reste mal connu
Néanmoins, le mécanisme d’action exact des antidépresseurs est mal connu. La théorie monoaminergique de la dépression est maintenant reconnue comme incomplète, pour ne pas dire fausse. Un certain nombre d’éléments permettent de parvenir à cette conclusion et notamment le fait qu’il existe des antidépresseurs qui agissent de manière opposée aux ISRS, en augmentant la capture de neurotransmetteurs, notablement la tianeptine et l’opipramol.
Pour finir, les modèles expérimentaux de déplétion monoaminergique, lors desquels on fait chuter à l’aide d’un médicament le taux de sérotonine, se sont révélés incapables de provoquer la dépression chez les personnes en bonne santé.
La kétamine : une ancienne molécule qui bouscule le traitement de la dépression
Mais il y a du nouveau dans la prise en charge de la dépression, qui apparaît sous les traits d’une molécule synthétisée en laboratoire pour la première fois en 1962 : la kétamine. Elle est utilisée en médecine comme anesthésiant, notamment chez les enfants ou dans des situations d’urgence (opérations pendant la guerre). Depuis quelques années, la découverte de ses effets antidépresseurs lorsqu’elle est utilisée à faible dose suscite un fort engouement.
La théorie monoaminergique de la dépression implique qu’un effet antidépresseur d’une molécule ne peut être instantané car elle nécessite une régulation des récepteurs qui prend effet au bout de plusieurs jours, voir plusieurs semaines. Avec la kétamine, la situation est radicalement différente.
Un effet antidépresseur en moins d’une heure
La kétamine se démarque par la rapidité avec laquelle ses effets se manifestent, qui contraste avec le long délai d’action des antidépresseurs classiques.
Parmi les premiers essais cliniques menés pour évaluer ces bénéfices, une étude américaine portant sur 15 patients atteints de dépression majeure dans le trouble bipolaire a montré qu’une seule injection a été efficace dans 79% des cas avec un début d’action au bout de 40 minutes, qui persistait jusqu’à 3 jours.
Les pensées suicidaires ont été fortement diminuées, signe d’un puissant effet antidépresseur et d’un mécanisme d’action bien différent de celui des antidépresseurs classiques.
Les essais cliniques se sont par la suite enchaînés, et une analyse de huit d’entre eux ayant rassemblé près de 200 patients a validé l’intérêt de cette approche, aussi bien pour lutter contre la dépression en cas de trouble bipolaire que dans ses formes classiques.
Comment faire durer les effets de la kétamine ?
Si une seule injection de kétamine exerce des effets rapides, leur persistance dans le temps est limitée et ne dépasse pas 7 jours. La question de la répétition des administrations se pose alors.
Des chercheurs ont réussi à obtenir un effet prolongé en utilisant un protocole basé sur six injections sur deux semaines. Le délai moyen de rechute après la dernière administration était de 18 jours en moyenne. L’observation d’un effet positif 4 h après la première injection était un excellent indicateur pour savoir si le traitement allait être efficace de façon durable.
Dans une étude antérieure basée sur une approche identique, le même délai de rechute avait été mis en évidence (19 jours). Toutefois chez un des participants, les signes la maladie n’étaient pas réapparus à la fin de la période de suivi, soit trois mois après le traitement.
La séquence des soins lors du traitement à la kétamine
Une étude récente permet d’affiner le schéma de soins. Au cours des deux premières semaines, la kétamine est administrée trois fois par semaine. Une seule injection par semaine pendant un mois apparaît ensuite suffisante pour entretenir les effets du traitement.
Renouveler les administrations de kétamine soulage non seulement les symptômes dépressifs, mais repousse également les idées suicidaires de façon prolongée.
Combiner la kétamine à d’autres traitements antidépresseurs
Mode d’action rapide mais relativement court de la kétamine, temps de latence prolongé pour les antidépresseurs classiques … L’idée d’associer les deux approches semble évidente pour obtenir des bénéfices à long terme.
Une étude a évalué les bénéfices de l’administration d’une dose unique de kétamine au début d’un traitement à base d’un antidépresseur de la famille des ISRS, l’escitalopram. Pendant 4 semaines, des patients ont ainsi reçu le médicament seul ou combiné avec une dose de kétamine. Les résultats ont été sans appel :
- avec l’antidépresseur seul, 57,1% des patients ont répondu favorablement au traitement et 14,3% ont connu une rémission
- avec les deux approches combinées, ces taux sont passés respectivement à 92,3 % et 76,9%
De plus, les effets bénéfiques se sont manifestés plus rapidement avec l’association des deux approches.

ECT et effet anesthésiant de la kétamine
Certains patients souffrant de dépression bénéficient d’un traitement basé sur des séances d’électroconvulsivothérapie (ECT). Celles-ci se déroulent sous anesthésie générale ; l’intérêt d’utiliser la kétamine dans ce cadre comme agent anesthésiant pour cumuler les effets antidépresseurs a donc été évalué. À ce jour, les conclusions sont plutôt défavorables : aucun bénéfice supplémentaire ne semble au rendez-vous.
La kétamine dans les cas de dépression résistante aux traitements classiques
La kétamine offre une perspective de guérison aux personnes en échec de traitement. Ces dernières sont nombreuses puisqu’on estime qu’environ un tiers des patients ne répond pas aux antidépresseurs classiques de façon optimale. Lorsqu’au moins deux tentatives ont été infructueuses, la maladie est qualifiée de dépression résistante.
Des chercheurs américains ont tout récemment montré que la kétamine est efficace pour les patients dans cette situation, qu’ils présentent un fort niveau d’anxiété ou non, ce qui contraste là encore avec les traitements usuels.
La kétamine apparaît également adaptée pour aider les personnes souffrant de dépression dans le cadre d’un syndrome de stress post-traumatique.
La kétamine en spray, une alternative aux injections
La kétamine possède une faible biodisponibilité lorsqu’elle est administrée par voie orale, ce qui explique pourquoi les injections sont privilégiées. Cependant, cette forme d’administration est très contraignante. Une alternative existe dorénavant. En 2019, la FDA a approuvé l’usage d’un spray nasal à base d’une forme de kétamine appelée S-kétamine, ou eskétamine.
Approuvé par la Commission Européenne fin 2019, son usage en France est pour l’instant réservé au milieu hospitalier, mais sa commercialisation est attendue pour fin 2020. La kétamine en spray est destinée aux patients atteints de dépression résistante et sera couplée à un traitement antidépresseur classique.
L’usage de la kétamine est-il sans danger ?
L’administration de kétamine dans le cadre de la dépression est généralement bien tolérée par les patients. Elle peut toutefois provoquer des effets indésirables modérés et transitoires. Il s’agit notamment de maux de tête, étourdissements, sensation d’irréalité, vision floue, nausées voire vomissements, sécheresse de la bouche …
La kétamine est parfois à l’origine de la survenue d’un état dissociatif, dans lequel on apparaît détaché des perceptions sensorielles et de la douleur. Dans de rares cas et de façon temporaire, des signes évoquant une psychose peuvent également se manifester.
La prudence est de mise pour les personnes aux antécédents de maladie cardiovasculaire, car l’administration de kétamine augmente la tension artérielle temporairement.
Les éventuels effets secondaires à long terme restent à confirmer
La communauté médicale dispose de peu de recul pour apprécier les effets indésirables des traitements sur une plus grande échelle de temps. Des données portant sur 6630 patients dépressifs traités avec de la kétamine, dont le tiers avait reçu plus de 10 injections, ont été collectées auprès de médecins prescrivant ces traitements.
Sur cet échantillon plutôt large, seulement 0,7 % des personnes ont dû arrêter le traitement en raison d’effets secondaires invalidants. Le principal était une détresse psychologique ; plus rarement, des problèmes de vessie, affectant 0,1% des personnes, sont apparus et de façon exceptionnelle un déclin des fonctions mentales (0,03%) et des symptômes psychotiques (0,03%).
Reste également la question des possibles abus de cette substance. Elle est en effet détournée de son usage médical dans les milieux festifs et utilisée à des fins récréatives pour ses effets hallucinogènes et euphorisants.
Les mécanismes antidépresseurs de la kétamine
Les mécanismes d’action de la kétamine ne sont pas encore tous formellement identifiés, mais la substance semble agir de plusieurs manières pour exercer ses bénéfices.
La kétamine agit sur les récepteurs NMDA et favorise la plasticité cérébrale
L’action antidépressive de la kétamine est attribuée à sa capacité à bloquer certains récepteurs du cerveau, les récepteurs NMDA (acide N-méthyl-D-aspartique). Ceux-ci sont présents au niveau de cellules particulières, les interneurones, sorte de chaînon intermédiaire entre deux neurones et qui possèdent un rôle inhibiteur.
La liaison de la kétamine refrène leur activité et lève donc ce frein. En réponse, les neurones libèrent massivement un messager chimique, le glutamate. Celui-ci déclenche une cascade de réactions, qui vont stimuler la production de BDNF (le facteur neurotrophique issu du cerveau) et activer la voie mTor. Ces deux éléments contribuent à rétablir une bonne connectivité entre les différentes régions du cerveau, qui est altérée chez les personnes en dépression.
Il existe un antagoniste NMDA du même type que la kétamine mais d’origine naturelle : le magnésium. Ceci explique probablement pourquoi le déficit en magnésium augmente le risque de dépression ou d’anxiété. Il peut être utilisé en anesthésie par injection comme adjonction aux molécules classiques.
Les bénéfices de la kétamine dans le cadre de la dépression ne sont toutefois probablement pas uniquement liés à cette action. En effet, il existe bien d’autres antagonistes des récepteurs NMDA qui ne possèdent pas cet effet antidépresseur. C’est le cas de la mémantine par exemple, une molécule utilisée en cas de maladie d’Alzheimer, qui ne parvient pas à reproduire les effets antidépresseurs de la kétamine.
Des métabolites de la kétamine, c’est-à-dire des composés qui en découlent après administration dans l’organisme, pourraient contribuer à ces effets antidépresseurs.
La kétamine augmente la quantité de récepteurs de la sérotonine
Des chercheurs suédois viennent également de mettre en lumière un nouveau mécanisme d’action potentiel. Ils ont réalisé un examen d’imagerie du cerveau de 30 patients souffrant de dépression résistante au traitement, avant et après injection d’une unique dose de kétamine.
Ils ont constaté que la kétamine conduit à une augmentation de la quantité d’un des 14 types de récepteurs à la sérotonine présents à la surface des neurones, les récepteurs 1B. Ces derniers bloquent le relargage de la sérotonine et favorisent celui de la dopamine, ce qui contribuerait à l’atténuation des symptômes dépressifs.
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